8
Tol’chuk attendit que les derniers og’res quittent la chambre des esprits. Les chasseurs désignés pour cette tâche placèrent le dernier cadavre à côté des deux autres, positionnant ses paumes froides sur ses yeux. Traditionnellement, c’était censé empêcher l’esprit d’un défunt de regagner son corps. Mais Tol’chuk savait que dans ce cas précis, cette précaution n’était pas nécessaire. Les trois anciens avaient paru ravis de se débarrasser enfin de leur fardeau de chair.
Leur devoir accompli, les porteurs s’en allèrent, laissant Tol’chuk seul avec les morts. L’og’re regarda autour de lui. Il n’était venu là que deux fois : la première, pour sa cérémonie de baptême, la seconde, quand il avait apporté le corps inerte de Fen’shwa.
Il pivota lentement sur lui-même. La caverne sacrée était de forme ovale avec un sol concave, pareille à une bulle dans le granit. Une douzaine de torches aux flammes bleues et sifflantes éclairaient les murs. Les ombres dansantes qu’elles projetaient faisaient penser à des fantômes.
Ignorant ce spectacle, Tol’chuk fit face au tunnel obscur qui s’ouvrait dans le mur du fond.
— Le chemin des morts, chuchota-t-il.
Celui-ci menait aux catacombes dans lesquelles la Triade avait vécu durant des siècles innombrables. Le grand-père du grand-père de Tol’chuk s’était incliné devant les trois anciens. Mais, à présent, ces derniers avaient disparu – non sans transmettre le flambeau à quelqu’un d’autre.
Soupirant, Tol’chuk se dirigea vers le mur le plus proche et s’empara d’une des torche enflammées. Il savait ce qu’il devait faire : suivre le chemin des morts jusqu’à son terme, l’endroit où son voyage avait commencé. Une fois de plus, il allait affronter la Porte des Esprits, le cœur cristallin de la montagne.
Ravalant la peur qui lui comprimait la poitrine, Tol’chuk franchit l’arche du tunnel et s’enfonça dans l’obscurité. Il s’efforça de faire le vide dans sa tête, d’oublier ses angoisses, de se contenter de mettre un pied devant l’autre pour descendre dans les profondeurs silencieuses du territoire og’re.
Ces souterrains ne lui étaient pas étrangers : aussi ne fut-il pas surpris lorsque le plafond s’abaissa, l’obligeant à courber le dos. L’air se chargea d’une odeur âcre de sel de roche et de moisissure pétrifiée. Tol’chuk continua à avancer.
Devant lui, le passage formait une fourche. À droite ou à gauche ? La réponse lui apparut comme une évidence. De sa main libre, il sortit la sanguine, et la tendit à bout de bras tandis qu’il approchait de l’embranchement. Il la présenta successivement devant les deux tunnels, et la pierre brilla plus fort devant celui de gauche. Tol’chuk s’y engagea donc, faisant confiance au Cœur de son peuple pour le conduire jusqu’à la Porte des Esprits.
Il marchait depuis une éternité dans un dédale de croisements quand il remarqua une nouvelle lueur dans le lointain. Une lueur qui n’était pas rouge comme celle de la sanguine, mais verte comme celle de certaines algues phosphorescentes.
D’un pas résolu, Tol’chuk se dirigea vers sa source. Ici, les parois, le sol et le plafond grouillaient de lumivers aveugles et longs comme le pouce qui se tortillaient en laissant des traces brillantes sur la roche nue.
Tol’chuk grimaça. Il avait oublié ces citoyens des profondeurs minérales qu’il écrasait par dizaines à chacun de ses pas. Il se souvint de la description que Magnam lui en avait faite. Selon le n’ain, les lumivers apparaissaient toujours aux endroits où l’on exploitait des veines ou des dépôts de sanguine. En revanche, personne ne savait pourquoi.
Brandissant le Cœur des og’res devant lui, Tol’chuk poursuivit son chemin. Bientôt, les lumivers furent si nombreux qu’il n’eut plus besoin de sa torche. Il l’abandonna à un croisement.
À présent, sa peau luisait de sueur et de bave de lumivers. Il commençait à croire qu’il s’était perdu dans ce labyrinthe quand le tunnel qu’il suivait déboucha subitement sur une gigantesque salle.
Tol’chuk s’arrêta sur le seuil et se redressa en balayant la caverne du regard. La flamme intérieure du Cœur des og’res se mit à briller plus fort, comme si l’air était plus frais ici. Sa radiance se propagea à tous les coins de l’immense chambre souterraine. Elle éclaboussa le mur du fond, révélant ce qui se tapissait dans l’ombre : une arche de sanguine pure. Ses deux piliers scintillaient dans la phosphorescence des lumivers comme si chacune de leurs facettes cristallines était en feu.
Tol’chuk se recroquevilla sur lui-même face à tant de majesté. Pourtant, il s’avança en brandissant sa pierre et en se protégeant les yeux de son autre main. Baigné par la radiance écarlate, il sentit une sérénité familière le gagner – ce sentiment de ne faire qu’une avec toute chose vivante. Il la savoura un long moment.
— Tol’chuk…
Il sursauta dans la caverne déserte.
— Tol’chuk, écoute-nous.
Ramenant ses pensées vers le monde des lumivers et de la pierre, l’og’re se rendit compte que les mots provenaient du cristal qu’il tenait entre ses griffes. De nouveau, une brume noire s’éleva de la sanguine et monta très haut dans les airs, en direction de la Porte des Esprits. Puis elle s’immobilisa et se mit à tourbillonner devant l’arche massive.
— Nous n’osons pas encore traverser, chuchotèrent les spectres des anciens. (Tol’chuk entendit le désir et le regret dans leur voix.) D’abord, nous avons quelque chose à te montrer.
Comme précédemment, la brume se scinda en trois. Chacune de ses volutes redescendit vers le sol, où elle prit la forme d’un vieil og’re voûté.
— Approche-toi de la Porte des Esprits.
Tol’chuk hésita. Il avait franchi l’arche une fois et répugnait à recommencer.
L’ombre la plus proche se tourna vers lui. Des yeux verts phosphorescent le fixèrent, et Tol’chuk reconnut la lueur qu’irradiaient les lumivers. Magnam n’avait-il pas mentionné ce phénomène ? Tol’chuk se souvint des paroles du n’ain : « Si tu traînes trop longtemps dans les parages des lumivers, leur phosphorescence finit par imprégner tes yeux. Il paraît que ça te permet de voir non seulement dans ce monde, mais aussi dans l’au-delà… Dans l’avenir. »
À présent qu’il voyait les yeux du spectre, Tol’chuk n’en doutait pas.
— Viens, chuchota l’apparition. (Pour la première fois, ces mots semblaient provenir d’un seul individu plutôt que de toute la Triade.) Il est temps que tu apprennes la vérité.
Les deux autres esprits flottèrent vers l’arche, un en direction de chaque pilier. Lorsqu’ils les atteignirent, ils disparurent à l’intérieur comme ils avaient disparu à l’intérieur du Cœur des og’res un peu plus tôt.
Tol’chuk resta seul avec le dernier membre de la Triade.
À travers la chambre souterraine, un bourdonnement sourd s’éleva de l’arche. Comme il s’amplifiait, Tol’chuk commença à distinguer des mots – des mots chantés dans une langue très ancienne qu’il ne comprenait pas. La psalmodie remonta le long des piliers, et un nouveau son se réverbéra vers l’extérieur, comme si quelque chose d’antérieur à tout langage répondait à la prière originelle. Toute la caverne se mit à vibrer à l’unisson, et les os de Tol’chuk avec.
L’esprit solitaire parla près de son épaule.
— C’est la Voix du Croc.
Tol’chuk jeta un coup d’œil au spectre. La silhouette brumeuse était devenue plus dense, plus compacte, comme si le son lui prêtait de la substance.
— La Terre parle à travers de la montagne.
De nouveau, le spectre désigna l’arche.
Tandis que la vibration enflait, la paroi de granit encadrée par les piliers de sanguine se mit à scintiller en harmonie avec la Voix du Croc. Ce qui, une minute plus tôt, apparaissait encore comme un mur infranchissable ressemblait désormais à un simple reflet à la surface frémissante d’une mare.
Même l’air de la caverne se fit plus respirable, comme si un vent imperceptible soufflait depuis l’arche. Tol’chuk inspira profondément pour s’en remplir les poumons. Il sentit de l’énergie se répandre dans toutes les fibres de son être. Lorsque celle-ci atteignit la main qui tenait le Cœur des og’res, le cristal flamboya de plus belle, vibrant en harmonie avec la Voix du Croc.
Le bras de Tol’chuk se leva de son propre chef, et l’og’re sentit la traction désormais familière sur son cœur. Malgré lui, il fit un pas vers la Porte des Esprits. La panique glaça son sang dans ses veines. Était-il de nouveau condamné à franchir l’arche et à se trouver transporté ailleurs ? Il résista, luttant pour contrôler ses membres.
— Ne lutte pas, chuchota l’esprit qui flottait derrière lui.
— Que se passe-t-il ? s’étrangla Tol’chuk.
— Le Croc t’appelle. Tu ne peux pas l’en empêcher.
Le spectre avait raison. Tol’chuk était tiré vers l’avant – non sous l’arche et au-delà de cette dernière, comme la fois précédente, mais vers l’un des deux piliers. Et à chacun de ses pas, le Cœur des og’res brillait plus fort, se changeant en une aveuglante étoile dans sa main.
Ébloui, Tol’chuk remarqua à peine qu’il s’était arrêté. Son bras se leva très haut, l’obligeant à redresser sa colonne vertébrale. Il sentit le Cœur toucher l’arche et s’y loger avec un cliquetis. Alors, le sort qui le tenait sous son emprise s’évanouit, et Tol’chuk tituba en arrière.
Tout en se frottant le bras, il vit que le Cœur reposait désormais dans une cavité cristalline, comme une clé dans une serrure. Sa forme était si bien adaptée à celle de l’alvéole qu’il aurait été difficile de le distinguer du piller sans la lumière intense qu’il irradiait.
Le spectre parla.
— La pierre est le centre de la Porte – son cœur autant que le nôtre.
Soudain, la Voix du Croc changea de tonalité.
— Maintenant, regarde ! s’exclama le fantôme. Regarde la Porte retrouver son intégrité !
La radiance de la pierre se propagea à toute l’arche, embrassant la sanguine ainsi que de l’huile. Telle une trainée de feu, elle monta le long du pilier, décrivit une courbe et redescendit dans le pilier opposé.
À l’instant où elle atteignit le sol, son éclat diminua – mais ne s’éteignit pas pour autant. Tol’chuk hoqueta comme l’étoile flamboyante plongeait dans le sol, brillant à travers le granit ainsi que le clair de lune à travers le brouillard épais. L’arc étincelant passa sous l’arche et remonta dans le premier pilier, traçant un cercle complet afin de rejoindre le Cœur des og’res.
Bouche bée, Tol’chuk fixa l’arche flamboyante qui se dressait devant lui et la lueur symétrique dans le sol. Cet anneau gigantesque lui rappelait la Citadelle des montagnards : une arche de granit dont le reflet dans les eaux de Tor Amon formait un anneau magique. C’était la même chose avec la structure de sanguine.
— L’unité, enfin, chuchota le spectre de la Triade avec un mélange de joie et de chagrin. Ça faisait si longtemps que le Cœur n’avait pas été assez robuste pour embraser toute la Porte.
— Je ne comprends pas, marmonna Tol’chuk.
L’esprit tendit un doigt au-dessus de sa tête.
— L’arche que tu vois dans cette caverne n’est qu’une moitié du tout. (Il pointa son index vers le sol.) L’autre se dissimule sous tes pieds. Toujours enfouie, elle complète la Porte.
— Un anneau de sanguine, réalisa Tol’chuk. Pas seulement une arche.
Le spectre acquiesça.
— Grâce au retour du Cœur, la voie est désormais ouverte.
— La voie vers où ? voulut savoir Tol’chuk.
De nouveau, le fantôme braqua sur lui son regard vert phosphorescent.
— Vers le centre de toutes choses, le noyau du monde. (Il agita un en direction de la Porte.) Contemple ce qui se tapit dans le véritable cœur de la Terre !
Soudain, le mirage scintillant se convulsa sous l’arche comme si un énorme rocher venait de s’abattre dessus. Deux nuages de brume jumeaux jaillirent des piliers : c’étaient les autres esprits de la Triade qui revenaient. Ils joignirent leur frère, et, ensemble, les trois spectres regardèrent l’anneau de sanguine flamboyer de plus belle. Le mur qu’il encadrait se mit à onduler bouillonner commute si la roche se liquéfiait. Le granit parut perdre sa substance et se changer en autre chose.
Tol’chuk redoutait ce qu’il allait voir, mais il ne pouvait détacher son regard de l’impressionnant phénomène. Il retint son souffle.
Peu à peu, le bouillonnement s’apaisa. La paroi noire disparut, cédant la place à une vision qui fit tomber Tol’chuk à genoux.
Les yeux écarquillé, l’og’re découvrit une abîme de ténèbres sans fond, traversées par des lignes écarlates et zigzagantes. Des flammes se déplaçaient le long de celles-ci en clignotant ainsi que des lucioles. Certaines semblaient provenir de l’anneau de sanguine.
Mais ce n’était pas ces veines qui coupaient le souffle de Tol’chuk. Serti au cœur des ténèbres, un monstrueux cristal du bleu argenté le plus pur tournait sur lui-même, étincelant tel le plus parfait des diamants dans un écrin de nuit.
Tol’chuk était hypnotisé par tant de beauté. Il ne disposait d’aucun point de comparaison pour évaluer la taille du joyau, mais il devinait que celui-ci surpassait les plus hautes montagnes d’Alaséa. Face à une telle majesté, l’og’re n’était qu’un grain de poussière.
— Contemple le cœur du monde, entonnèrent ensemble les trois spectres de la Triade. L’esprit substantifié de la terre. Contemple la Pierre des Esprits.
À ces mots, le cristal scintillant parut enfler comme pour se tendre vers eux. Tol’chuk sentit une présence emplir la caverne telle la pression d’un haut fond sous-marin. Il continua à fixer le joyau sans cligner des yeux – en proie, malgré l’énergie incommensurable qu’il contemplait, à un sentiment de plénitude totale.
Alors, il se rendit compte que les lignes écarlates étaient en fait des veines de sanguine. Celles-ci s’entrecroisaient en formant un réseau complexe, mais, à bien y regarder, toutes conduisaient vers le cristal situé en leur centre.
La Pierre des Esprits… le véritable cœur du monde.
— Elle arrive, chuchotèrent les spectres de la Triade sur un ton révérencieux.
Tol’chuk sentit la pression s’amplifier contre ses tympans douloureux.
Puis une silhouette apparut, émergeant de la Porte des Esprits comme si elle jaillissait de la pierre même. Elle se découpa contre la lueur du joyau telle une ombre noire, un flux d’huile animé. C’était une femme grande et altière, drapée d’une vaporeuse chevelure argentée qui formait un nuage autour d’elle, cascadant sur ses épaules couleur d’encre, masquant son visage et ondulant comme si elle se mouvait sous l’eau. Ses mèches serpentaient derrière elle jusqu’à la Pierre des Esprits dans laquelle elles se fondaient.
— Qui… ? Que… ? balbutia Tol’chuk.
Alertée par sa voix, l’apparition se tourna vers lui. Un instant, ses cheveux argentés s’écartèrent, laissant entrevoir son visage, ses traits étaient aussi nets, aussi finement ciselés que si on les avait sculptés dans du granit.
Tol’chuk hoqueta.
— Elena !
Mama Freda continuait à réchauffer ses vieux os devant le feu. À coté d’elle, Jerrick à voix basse avec Magnam et Jaston, mais la vieille femme n’écoutait pas. Toute son attention était concentrée sur les og’res du clan Ku’ukla qu’elle espionnait avec les yeux et les oreilles de son tamrink.
Rester assise immobile pendant qu’une autre partie d’elle, aux perceptions décuplées, filait ventre à terre derrière les chasseurs lui faisait tourner la tête. Son nez, humait à la fois l’odeur de la fumée de bois et celle de bouc mouillé qui émanait des og’res.
Mama Freda saisit l’extrémité de sa canne à deux mains et appuya son menton sur ses doigts croisés tandis que les battements de son cœur lui martelaient les tempes. Elle avait peur pour son familier, peur pour ses amis et même pour la tribu de Tol’chuk.
D’après les paroles de Cray’nock, les Ku’ukla préparaient un massacre sanglant. La vieille femme aurait voulu prévenir ses compagnons, mais aveugle comme elle l’était dans la caverne, elle ne pouvait pas voir si quelqu’un risquait de l’écouter. Autour d’elle, elle entendait les og’res traîner les pieds, grogner ou aboyer des ordres. Certains se trouvaient tout près de l’entrée de la tanière, gardant un œil sur les étrangers assis autour de leur feu de camp. Pour l’heure, elle allait donc garder le silence jusqu’à ce qu’elle découvre quelle traîtrise mijotaient les Ku’ukla.
Mama Freda se concentra entièrement sur Tikal.
Les chasseurs avaient traversé la prairie et pénétré dans une forêt de conifères située encore plus haut sur le versant du Croc. Désormais sur leur propre territoire, ils rebroussaient chemin vers les cavernes de leur tribu. Ils grondaient tout bas ainsi qu’un tonnerre lointain, se vantant du nombre de tête qu’ils collecteraient durant la guerre à venir. Mais comme les aulnes de montagne et les sapins aux aiguilles noires se resserraient autour d’eux, ils ne tardèrent pas à faire le silence.
Grâce au nez de Tikal, Mama Freda sentit le frémissement de peur, qui s’insinuait dans leur musc. À chaque pas, l’odeur s’épaississait. Les doigts de la vieille femme se crispèrent sur sa canne.
Cray’nock s’arrêta et fit signe aux autres de rester où ils étaient. Aucun des chasseurs n’éleva la moindre objection. L’og’re voûté rajusta nerveusement sa cape en peau de loup et se détacha du groupe.
En silence, Mama Freda intima à Tikal l’ordre de le suivre. Le tamrink se faufila sur le bas-côté pour contourner le reste des chasseurs. Puis il fusa à la verticale le long d’un tronc et se mit à courir dans les branches. Ici, la végétation était assez dense pour qu’il puisse bondir d’un arbre à l’autre sans problème et sans se faire voir. Ses yeux vifs ne perdirent pas Cray’nock de vue une seule seconde tandis que l’og’re s’enfonçait dans la pénombre du sous-bois.
Au-dessus de sa tête, un éclair zébra le ciel avec une détonation assourdissante. De la pluie se mit à tomber, crépitant sur les feuilles des aulnes et les aiguilles des sapins. Tikal descendit un peu pour éviter le gros de l’averse et garder un œil sur l’og’re.
Cray’nock ralentit et regarda autour de lui. L’odeur de peur et de transpiration qui émanait de lui était de plus en plus forte.
Sortant des ombres épaisses d’un bosquet, une voix soyeuse et dégoulinante de malveillance l’interpella.
— Me rapportes-tu la tête du dénommé Tol’chuk ?
Mama Freda fut surprise de voir qu’elle s’exprimait dans la langue commune, et non dans celle des og’res.
— Non, ma reine, répondit Cray’nock d’une voix tremblante. (Il tomba à genoux.) L’assassin de mon frère vit toujours. Il a encore recouru à des illusions démoniaques – cette fois, pour berner le cœur des membres de sa tribu.
— Et le pacte avec les Toktala ? La promesse qu’ils t’ont faite ?
Cray’nock inclina la tête.
— Hun’shwa, leur chef de guerre, résiste. Mais nous, les Ku’ukla, sommes prêts à attaquer. Nous n’attendons qu’un ordre de vous. En ce moment même, le reste de ma tribu se rassemble dans les bois au nord.
Un long silence suivit. Cray’nock resta agenouillé parmi les feuilles trempées, frissonnant de tout son corps.
— Non, chuchota soudain la voix. Nous ne les attaquerons pas dans leurs propres cavernes. J’ai entendu parler de l’appel. Apparemment, toutes les tribus vont se rassembler ce soir dans un endroit nommé le Crâne du Dragon.
Cray’nock opina.
— Oui, ma reine.
— C’est là que nous frapperons. Et je ne tolérerai plus le moindre échec – ni de la part de ton frère avant toi, ni de la tienne maintenant.
— Je comprends, ma reine.
— Cette fois, je vais prendre les mesures nécessaires pour que tu ne me déçoives pas, Cray’nock. Approche.
L’og’re se releva et obtempéra, tremblant de frayeur.
Mama Freda ordonna à Tikal de l’imiter. Qui était donc la créature mystérieuse tapie dans le sous-bois ?
Tandis que le tamrink et l’og’re s’enfonçaient tout deux dans la pénombre du bosquet, Mama Freda aperçut ce qui ressemblait à de la neige scintillante dans les branches au-dessus de leur tête, comme si une minuscule tempête avait frappé ce coin de forêt. Des monticules blancs duveteux festonnaient les branches noires et s’accumulaient sur les buissons. Même le sol était couvert de longues traînées immaculées.
De plus en plus étrange…
Suivi par Tikal qui se déplaçait toujours en hauteur, Cray’nock pénétra dans le bosquet. À travers les yeux du tamrink, Mama Freda distingua un mouvement presque imperceptible sur le sol. Des milliers de petites araignées rouges filaient le long des monticules de neige.
Non, pas de neige, songea Mama Freda, horrifiée. C’est de la soie. Tout le bosquet était drapé de fils gluants qui étouffaient sa végétation.
Cray’nock se prosterna devant l’antre de l’araignée géante.
Au centre de la toile, quelque chose s’agita. Une patte hérissée de piquant, couleur rouge sang, transperça un épais rideau de soie qu’elle déchira avec aisance. Puis une autre apparut, et une autre encore…
Le corps qui suivit, porté par ces membres effrayants, était une abomination pire que tous les cauchemars de Mama Freda : une araignée géante, aussi haute qu’un og’re, à la carapace d’un rouge tellement sombre qu’elle paraissait presque noire. Ses huit pattes enjambèrent les lambeaux de toile. Son abdomen renflé et luisant se dressa, exposant ses filières dégoulinante de soie tandis qu’elle s’extirpait de son nid.
Mais ce n’était pas le pire.
Car au-dessus de son abdomen se dressait un torse de femme, aussi pâle que sa moitié inférieure était sombre. De longs cheveux d’un noir bleuté pendaient devant ses seins nus, sur lesquels couraient de minuscules araignées rouges. Elle écarta gentiment celles-ci d’une main, mais son attention resta concentrée sur l’og’re qui lui faisait face.
Cray’nock refusait de lever la tête vers elle.
— Reine Vira’ni.
Mama Freda sursauta près du feu et laissa tomber sa canne.
— Freda, vous allez bien ? s’exclama Jerrick, alarmé.
La vieille femme écarta sa question d’un geste fébrile tandis que la terreur glaçait son sang dans ses veines. Ses compagnons lui avaient raconté l’histoire de la sor’cière araignée : un malegarde ennemi qu’ils avaient tué dans la forêt au pied des hautes terres et enterré là. Mais les malegardes morts ne le restaient pas toujours. Comme Rockingham avant elle, la sor’cière araignée avait visiblement été ressuscitée sous une nouvelle forme.
— Tu vas me conduire au Crâne du Dragon, chuchota-t-elle sur un ton venimeux (Elle désigna les arbres qui l’entouraient.) Appelle tes frères. Nous allons emporter mes sacs à œuf.
Cray’nock leva les yeux, Tikal et Mama Freda suivirent la direction de son regard. Des dizaines de cocons de soie gros comme des citrouilles pendaient aux branches du bosquet. À l’intérieur, des créatures ténébreuses s’agitaient, cherchant à se libérer.
Confronté à cette épouvantable vision, l’og’re se remit à trembler de plus belle. La terreur le paralysait.
— Mes enfants ont goûté le sang de ce Tol’chuk, poursuivit Vira’ni. Cette fois, ils se repaîtront de son corps – et des corps de tous ceux qui l’ont aidé.
— Oui, ma reine.
Cray’nock se redressa.
À cet instant, la reine araignée leva la tête vers les arbres. Son regard perçant balaya les frondaisons drapées de soie et s’arrêta sur le tamrink.
— On nous espionne ! siffla-t-elle en tendant un doigt.
— Tikal, va-t’en !
Dans sa panique, Mama Freda avait crié tout haut.
— Que se passe-t-il ? demanda Jerrick en lui pressant l’épaule.
La vieille femme n’eut pas le temps de répondre. Elle filait avec son tamrink le long des branches, luttant pour lui transmettre un surplus d’énergie.
Soudain, une douleur aiguë lui transperça la poitrine. Elle hoqueta.
Son petit compagnon venait de bondir. Frappé par la même douleur qu’elle, il rata sa réception et dégringola dans le vide. Au passage, il heurta une branche. Une de ses pattes se brisa avec un craquement sec. Puis il s’écrasa sur le sol, et l’impact lui coupa le souffle.
Mama Freda ne pouvait plus respirer elle non plus. Pourtant, elle continua à lutter pour soutenir son familier.
Le tamrink se redressa sur sa patte postérieure valide.
— Tikal, bon garçon, va-t’en, va-t’en, bredouilla-t-il dans sa frayeur et sa souffrance.
Le feu qui embrasait la poitrine de Mama Freda se communiqua à ses bras et à ses jambes. Ce fut tout juste si elle sentit Jerrick la rattraper comme elle s’effondrait. Son esprit et son cœur, si faibles soient-ils, étaient tout entiers tournés vers Tikal.
Cours, mon petit, cours.
— Cours, cours, répéta le tamrink en écho dans une forêt beaucoup trop éloignée.
Il courait avec sa patte cassée repliée contre ventre, prenant appui sur ses mains et bondissant avec sa patte valide. Sa queue flottait derrière lui comme un étendard.
Cours et cache-toi… Fais vite, mon petit amour.
À présent, la douleur étranglait Mama Freda, qui ne pouvait plus respirer ni même hoqueter.
Tikal fuyait, survolant presque le sol… quand, tout à coup, quelque chose lui saisit la patte, l’arrêtant net et le faisant s’étaler dans la poussière.
Tandis qu’il roulait sur lui-même et se tortillait dans une vaine tentative pour se dégager, Mama Fada vit ce qui l’avait capturé : une boucle de soie passée autour de sa patte ainsi qu’un collet. Une boucle qui commença à le tirer en arrière, traînant son corps frénétique vers la source de la toile : la reine araignée.
Vira’ni se tenait un peu plus loin sur la piste, ramassée sur elle-même, en appui sur ses pattes bien écartées, une grimace venimeuse sur les lèvres. Sous elle, un îlot de minuscules araignées rouges coulait en direction de Tikal. Le tamrink continuait à se débattre comme un beau diable, tentant de ronger le fil de soie avec ses petites dents aiguës.
Tikal !
Soudain, le fil se brisa, et le tamrink emporté par son élan roula en arrière. Il se releva prestement, fit demi-tour et s’éloigna ventre à terre. D’un bond, il se propulsa vers une branche basse. Mama Freda sentit ses doigts se refermer dessus, et le soulagement l’envahit.
Hélas ! La branche était déjà occupée.
De petites araignées dansaient sur l’écorce, sur les mains de Tikal et le long de ses bras fluets. Lorsqu’elles mordirent le tamrink, la douleur poignarda Mama Freda bien plus cruellement que la défaillance de son cœur. Tikal dégringola de nouveau et s’écrasa au milieu du flot d’araignées.
Comme celles-ci le submergeaient, Mama Freda hurla :
— Tikal !
— Mama, Mama…
Puis la vieille femme sentit le vaillant petit cœur du tamrink se convulser et s’arrêter… tout comme le sien.
Au fond d’une caverne, un spasme arqua son dos. Une douleur atroce traversa sa poitrine et ses os.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? s’affola Magnam.
— Elle se meurt ! s’exclama Jerrick. Son cœur…
Mama Freda sentit les ténèbres se refermer sur elle, des ténèbres plus absolues que toute cécité. Elle lutta pour arracher encore une inspiration à ses poumons déjà contractés par la mort. Et de cet ultime souffle, elle fit un avertissement pour ses compagnons.
— Prenez garde… Vira’ni !
Puis le baume apaisant des ténèbres effaça sa douleur. Tandis qu’elle dérivait loin des mains de Jerrick et sentait les lèvres de son bien-aimé se poser sur les siennes une dernière fois, un petit cri aigu, plein de détresse et de frayeur résonna dans le lointain. Mama, Mama…
Ne crains rien, mon petit. J’arrive.
Choqué, Tol’chuk fixa la sombre apparition qui venait le jaillir de la Porte des Esprits.
— Elena ? répéta-t-il.
La femme tourna vers lui ses yeux noirs pareils à deux billes d’obsidienne polie. Ses cheveux argentés ondulaient devant son visage, comme agités par des courants invisibles. De l’énergie qui semblait s’écouler de la Pierre des Esprits crépitait le long de ses mèches et scintillait sur sa peau couleur d’encre.
Lorsqu’elle s’écarta de l’arche de sanguine, ses traits se précisèrent comme si elle émergeait des profondeurs d’une mer de ténèbres. Tol’chuk comprit son erreur. Malgré la similitude de leurs traits, cette femme n’était pas Elena. Elle était beaucoup plus vieille que cette dernière. Nulle ride ne creusait son visage, mais le poids des ans marquait ses yeux et sa bouche, et l’argent de ses cheveux n’était pas seulement dû à la magie. Son âge devait se compter en siècles.
— Qu-qui êtes-vous ? balbutia Tol’chuk.
Ce fut la Triade qui répondit sur un ton révérencieux :
— La Dame de la Pierre. Sa gardienne et sa protectrice.
L’apparition leva un bras noir, repoussant un nuage de cheveux argentés.
— Non, dit-elle. Plus maintenant. (Sa voix était faible, et ses paroles semblaient désynchronisées du mouvement de ses lèvres.) Je ne puis contenir les ténèbres qui approchent. Mon temps est révolu. (Ses yeux brillèrent en ce fixant Tol’chuk.) Ce monde a besoin de nouveaux protecteurs.
L’og’re recula, et les spectres de la Triade s’agitèrent. Leurs silhouettes se brouillèrent.
— Mais la Dame de la Pierre est la gardienne éternelle de la Porte !
— Non, répéta l’apparition en secouant la tête. Pas éternelle, juste très ancienne. J’ai fusionné mon esprit avec la Pierre à une époque dont ne subsistent plus que des mythes et des légendes.
— Nous ne comprenons pas, murmura la Triade.
— Jadis, je portais un autre nom. (La voix de la femme faiblit encore.) Vos puissants ancêtres ne m’appelaient pas la Dame de la Pierre. Ils m’avaient donné un titre maudit : Tu’la ne la Ra Chayn.
Tol’chuk fronça les sourcils, car ces derniers mots avaient été prononcés en vieil og’re. Mais les spectres des anciens comprirent, et ils poussèrent un hurlement.
— Impossible !
Choqués et horrifiés, ils reculèrent précipitamment et continuèrent à se dissoudre.
— Quel est le problème ? s’enquit Tol’chuk.
Un des fantômes le survola en gémissant :
— Tu’la ne la Ra Chayn !
— La scélérate, geignit un autre.
— La maudite, se lamenta le troisième.
Dans leur panique, ils s’étaient séparés et ne s’exprimaient plus de la même voix.
Tol’chuk fit un pas en arrière.
— Qui ?
— C’est Tu’le ne la Ra Chayn, répondit le premier spectre. La Sor’cière de la Pierre des Esprits.
De plus en plus perplexe, Tol’chuk se rembrunit tandis que les fantômes des trois anciens se réfugiaient derrière lui comme pour quêter sa protection.
Face à eux, l’apparition flottait toujours dans un océan de mèches argentées, ignorant leur agitation. Sa peau semblait devenir de plus en plus noire, sa chevelure de plus en plus scintillante. Dans ses yeux se lisaient de la colère, mais aussi une incroyable tristesse.
Enfin, les paroles de la Triade atteignirent le cerveau de Tol’chuk.
— La Sor’cière de la Pierre des Esprits, marmonna-t-il en détaillant la femme, les sourcils froncés.
Puis un éclair de lucidité l’éblouit comme il faisait une fois de plus le rapprochement avec Elena. Une autre sor’cière… Il tituba en arrière, manquant de s’étrangler dans sa stupeur, puis hoqueta le nom sous lequel il la connaissait.
— La sor’cière de la pierre et de l’esprit !
Le regard de l’apparition était toujours braqué sur lui.
— La marche du temps brouille les noms et les desseins, dit-elle froidement. C’est étrange que l’on puisse résumer toutes les réussites et tous les échecs de votre existence par un titre aussi simple – et que même alors, on se débrouille pour déformer le titre en question. (Elle soupira.) Mais tu connais mon nom véritable, n’est-ce pas, og’re ?
Tol’chuk retrouvait des similitudes avec Elena jusque dans l’expression tourmentée de la femme. Il ne put qu’acquiescer et dire tout haut :
— Sisa’kofa.
L’apparition opina.
— Et moi aussi, je te connais. Tu es le dernier descendant de Ly’chuk de la tribu Toktala.
Interloqué Tol’chuk fronça les sourcils.
— Le Parjure, précisa Sisa’kofa.
Tol’chuk cligna les yeux. Ly’chuk ! Tel était le véritable nom de son ancêtre maudit. Il retrouva l’usage de sa langue.
— Je ne comprends pas. Comment pouvez-vous apparaître devant moi ? Que faites-vous ici ?
L’apparition agita un bras spectral.
— Je ne suis pas vraiment ici. Mon esprit a franchi la Porte et basculé dans l’au delà depuis des siècles. Ce que tu contemples n’est qu’un écho, un vestige de ma magie lié à l’énergie de la Pierre. Quant à la raison de sa présence ici… C’est une histoire destinée à d’autres oreilles que les tiennes. J’ai laissé mon écho dans la Porte, sachant qu’un jour, la sor’cière qui me succéderait aurait besoin qu’on la guide.
— Elena, souffla Tol’chuk.
Sisa’kofa acquiesça.
— Pendant des siècles innombrables, j’ai été la gardienne de la Pierre des Esprits. Depuis ce poste, j’ai guidé ton peuple de mon mieux, mais, malgré tout mon pouvoir, je n’ai pu prévenir la trahison de ton ancêtre.
— Le Parjure…
— Ly’chuk avait fait le vœu d’être le chef spirituel de son peuple. Il s’est présenté devant cette Porte en suppliant. Sa volonté était forte, et son pouvoir élémental plus encore.
Tol’chuk sursauta de surprise.
— Le Parjure était un élémental ?
— Son don était la capacité de sculpter la magie naturelle d’autrui – de modeler le talent brut.
Ces paroles avaient l’accent de la vérité. Tol’chuk se souvint de tous les malegardes rencontrés durant son voyage. C’étaient de parfaits exemples d’application de ce don – des élémentaux dont les pouvoirs avaient été corrompus pour distraire le Parjure ou servir son dessein.
— Et que s’est-il passé ?
— Cela, je l’ignore. Un jour, ton ancêtre a ouvert la Porte qui donne vers la Pierre des Esprits. J’ai senti le flux de magie, et je suis venue voir. J’ai trouvé Ly’chuk à genoux, pleurant de douleur, les bras levés vers le ciel. Comme je m’approchais de lui, quelque chose s’est déchiré dans la trame du monde. Puis la Porte s’est refermée brutalement, et elle est restée close pendant les six siècles qui ont suivi. (Sisa’kofa fit face aux spectres de la Triade.) Mais je n’ai pas la moindre idée de ce qui s’est passé dans cette chambre ce jour-là.
Sous son regard, les fantômes s’agitèrent, mal à l’aise.
— Nous n’en savons pas plus que vous, chuchotèrent-ils, de nouveau à l’unisson. Le Parjure a prononcé ses vœux. Nous aussi, nous avons senti la déchirure dont vous parlez. Nous nous sommes précipités ici, mais nous n’y avons trouvé que le Cœur gisant sur le sol. Lorsque nous l’avons touché, nous avons immédiatement compris qu’il était maudit – souillé. Qu’il ne permettrait plus de réveiller pleinement la Porte des Esprits. Désormais, nous étions coupés de l’au-delà. À compter de ce jour, le Fléau n’a cessé de grandir en se nourrissant des esprits de notre peuple. L’un de nous à rêvé que la malédiction ne pourrait être levée que par le dernier descendant de Ly’chuk, le Parjure.
— Alors, nous avons attendu, dit le premier spectre.
— Et attendu, ajouta le second.
— Et attendu, répéta le troisième en écho.
— Jusqu’à ce que j’arrive, acheva Tol’chuk, incapable de dissimuler l’amertume dans sa voix.
Le silence se fit dans la caverne. Ici, le poids des siècles était si considérable…
Enfin, l’ombre de Sisa’kofa reprit la parole.
— Il semble que ta mission ne soit pas terminée et que tu ne puisses pas encore déposer ton fardeau, og’re.
Tol’chuk leva les yeux.
— Que voulez-vous dire ?
L’apparition jeta un coup d’œil vers la Porte des Esprits, ses cheveux argentés se soulevant avec le léger mouvement de sa tête.
— La Terre avait une bonne raison de souiller ta sanguine en l’infestant à l’aide du Fléau : ainsi, elle a verrouillé l’accès à la Pierre des Esprits. Depuis ce jour, j’ai senti la corruption tenter de franchir la Porte ; je l’ai senti pervertir les flux d’énergie de la Terre. Il y a parmi vous un chasseur qui s’est fixé le cœur de ce monde pour cible.
— Mon ancêtre, chuchota Tol’chuk. Le Parjure.
La femme d’obsidienne et d’argent soupira.
— Et son pouvoir ne cesse de grandir. Bientôt, il parviendra à passer en force. L’écho de mon propre pouvoir ne suffira pas à l’arrêter. Mais la Porte des Esprits vient de se rouvrir. De nouveaux champions ont été désignés pour préserver la pureté du cœur de la Terre : toi et celle qui me succède.
— Elena.
— Oui. Avant que mon esprit bascule dans l’au-delà, j’ai rêvé d’elle. J’ai vu les temps sombres qui guettaient ce monde. Elle se tenait devant cette même Porte, et le sang de ses amis coulait à flots sur le sol. (Sisa’kofa secoua tristement la tête.) J’apporte un avertissement destiné à elle seule. C’est pour ça que je me suis manifestée – la voix du passé adressant une mise en garde au présent.
— Vous ne voulez pas nous dire de quoi il s’agit ? demande Tol’chuk, las de la magie et des secrets.
— Je ne peux pas. Je suis l’écho d’un désir et d’un dessin. Un seul chemin s’ouvre à moi. La sor’cière doit être amenée ici, et jusqu’à son arrivée, la Porte des Esprits doit être protégée. (L’apparition fixa Tol’chuk). Par toi.
Les spectres de la Triade se remirent à chuchoter, leurs yeux irradiant la lueur verte de la prescience.
— Nous aussi, nous l’avons vu. C’est pourquoi nous avons convoqué notre peuple au Crâne du Dragon. (Leur regard se braqua sur Tol’chuk.) Tu dois unir les tribus afin de protéger la Porte !
— Quelque part dans le lointain, un hurlement venu de la surface se répercuta dans les tunnels.
— Écoute, dit Sisa’kofa. Déjà, les ténèbres se referment sur nous.
Tol’chuk pencha la tête sur le côté. Il connaissait ce cri. Fardale. Il voulut se détourner, mais les spectres de la Triade flottèrent vers lui, cherchant à capter son regard de leurs yeux phosphorescents.
— Un esprit a été libéré, chuchotèrent-ils. Celui d’un de tes compagnons.
Tol’chuk sursauta.
— Qui ?
— La vieille femme, gémirent les fantômes.
Mama Freda ! De nouveau, Tol’chuk voulut rebrousser chemin jusqu’à la caverne où il avait laissé ses amis.
— Attends ! appela Sisa’kofa : Emporte le Cœur ! Ferme la Porte ! Le chemin qui conduit à la Pierre des Esprits doit être protégé par-dessus tout !
Tol’chuk hésita, puis courut vers l’arche. Ses griffes saisirent la sanguine dans la cavité qui faisait office de serrure.
Près de lui, l’esprit de la sor’cière battit en retraite à travers la Porte, ses cheveux argentés se repliant avec elle. Par-dessus son épaule, le cristal de la Pierre des Esprits étincelait au cœur des ténèbres.
— J’attendrai, promit-elle. Je vous attendrai tous.
Ces derniers mots glacèrent Tol’chuk. Puis le loup hurla une seconde fois, et l’og’re décida qu’il n’avait pas le temps d’hésiter. Il arracha la sanguine sertie dans le pilier. La fenêtre vers le centre du monde disparut aussitôt, cédant la place au mur de granit originel.
Les trois esprits se délitèrent et furent de nouveau aspirés par la sanguine. Quelques mots s’attardèrent dans leur sillage.
— Une menace approche. Les tribus og’res n’y survivront que si elles sont unies.
Tol’chuk fourra le Cœur dans sa sacoche. Avec un dernier coup d’œil en direction de l’arche, il s’élança dans les tunnels.
— Dans ce cas, je ne laisserai rien ni personne m’arrêter.
Pendant que Fardale hurlait son chagrin, Jaston s’agenouilla près du corps de la guérisseuse. Jerrick la berçait toujours dans ses bras, le visage inondé de larmes.
— Pourquoi ? gémit-il.
Jaston lui toucha l’épaule avec compassion. Il ne connaissait pas de mots susceptibles d’apaiser la douleur du capitaine el’phe. Si c’était Cassa Dar qui gisait sans vie sur le sol, il serait inconsolable.
Pour une fois, Magnam les surplombait tous.
— Nous avons de la compagnie, annonça-t-il.
Du menton, il désigna le demi-cercle d’og’res qui s’était formé à l’entrée de la tanière. Ils se tenaient à quelques pas de distance, redoutant visiblement d’approcher davantage, mais une menace limpide brillait dans leurs yeux.
Jaston se releva.
— Ils savent qu’il se passe quelque chose d’anormal. La panique risque de les pousser à attaquer avant le retour de Tol’chuk.
— Où est messire Duroc ? lança Magnam, les sourcils froncés. Quelqu’un qui parle le patois local serait le bienvenu.
Un des og’res les plus massifs fendit la foule pour s’approcher de l’ouverture dans le muret. Jaston reconnut le guerrier avec lequel Tol’chuk s’était entretenu un peu plus tôt : Hun’shwa, le chef des Toktala.
Le monstre se déplaçait le dos courbé et les épaules en avant, en appui sur les phalanges d’une de ses mains. Lorsqu’il ouvrit la bouche, un grondement d’avalanche en sortit. Mais les sons rocailleux formaient indubitablement des mots dans la langue commune.
— Que se passe-t-il ici ? Pourquoi le loup hurle-t-il ? demanda-t-il en fixant Fardale d’un air soupçonneux.
Ce dernier s’était tu, mais il demeurait à son poste près de l’entrée de tanière, le poil hérissé.
Jaston s’avança.
— Un de nos anciens est mort. La femme. Elle avait quelque chose au cœur.
Hun’shwa plissa les yeux.
— Ça fait beaucoup de morts pour aujourd’hui.
Deux ou trois og’res grommelèrent leur assentiment, mais Hun’shwa les fit taire d’un geste impérieux.
Jaston prit la parole.
— Nous vous demandons un moment pour faire nos adieux à la défunte.
Hun’shwa pivota en appui sur son poing et grogna quelque chose. Le reste du groupe se retira à contrecœur, non sans jeter des coups d’œil méfiants et faire des signes de protection en direction de la tanière maudite. Hun’shwa reporta son attention sur les compagnons en deuil.
— Faites vos adieux. Puis nous emporterons votre femelle dans la chambre des esprits.
Jaston acquiesça et fit face aux autres tandis que l’og’re s’éloignait.
— Je nous ai fait gagner un peu de temps, mais je ne sais pas combien.
Magnam se rapprocha de lui.
— Alors, qui est ce Verny contre lequel Mama Freda nous a mis en garde ?
— Vira’ni, rectifia Jaston en croisant les bras sur sa poitrine. C’est une femme, un malegarde que le groupe d’Elena a tué dans la forêt non loin d’ici.
— Possible, grimaça Magnam. Mais la mort n’a pas de prise sur ceux qui ont été touchés par l’Innommable.
— À moins que les affres de l’agonie aient fait délirer Mama Freda.
Le n’ain secoua la tête.
— Non, son familier a disparu. Et je l’ai clairement entendue appeler Tikal. À travers les yeux du tamrink, elle a vu quelque chose – quelque chose qui a arrêté son cœur. (Il dévisagea Jaston.) Que sais-tu de cette… Vira’ni ?
— Pas grand-chose, admit le maraîchin. Elle commandait aux araignées, je crois.
Berçant toujours le corps de Mama Freda contre lui, Jerrick lâcha, les dents serrées :
— Je traquerai cette démone moi-même, et je la réduirai en cendres.
Fardale se dirigea vers la guérisseuse inerte, la renifla, puis contourna le feu. Ce faisant, il abandonna sa forme de loup et se redressa sous son apparence humaine. Sa fourrure se rétracta, cédant la place à de la peau humaine ; ses crocs se changèrent en dents et ses griffes en ongles. Il se redressa de l’autre coté des flammes, haletant de l’effort de la métamorphose.
Jaston distinguait encore le loup en lui : le pli féroce de sa bouche, la sévérité de son regard, la fixité de sa posture… Jamais il n’aurait pu prendre cet homme pour Mogweed.
— Si Vira’ni se trouve dans les parages, nous courons tous un grave danger, déclara Fardale.
— Que sais-tu d’elle ? interrogea Magnam.
Fardale ignora cette question et, levant la tête, huma l’air.
— Tol’chuk revient.
Quelque chose remua dans l’obscurité au fond de la caverne. Des og’res grognèrent leur mécontentement, puis s’écartèrent de mauvaise grâce devant Tol’chuk. Celui ci rejoignit rapidement ses compagnons.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il, ses yeux écarquillés fixant Mama Freda.
Pendant que Magnam le lui expliquait, Jaston vit Hun’shwa observer leur groupe de loin, comme s’il les jaugeait. Un og’re de plus petite taille grommela quelque chose au chef des Toktala ; celui-ci le chassa d’un grognement peu amène.
— Vira’ni ! s’exclama Tol’chuk d’une voix de stentor.
Jaston reporta son attention sur lui.
Fardale acquiesça.
— Mama Freda est morte avec ce nom sur les lèvres – un avertissement. J’ai vu son familier sortir de la caverne au moment où tu es parti avec les spectres de tes anciens.
Toutes les têtes se tournèrent vers le métamorphe. Celui-ci demeura impassible.
— La guérisseuse avait dû lui demander de suivre les og’res qui portaient des capes en peau de loup.
Sur la fin de sa phrase, tout de même, sa voix se changea en grondement.
— En peau de loup ! répéta Tol’chuk, choqué.
Fardale hocha la tête.
Tol’chuk jeta un coup d’œil vers l’entrée de la caverne.
— Ça ne peut signifier qu’une chose…
— Les Ku’ukla, lança une voix sévère derrière eux.
Tout le groupe pivota. Hun’shwa se tenait de l’autre côté du muret de pierre, la tête inclinée.
— Vous avez tué Drag’nock, leur chef. Ce matin au lever du soleil, ils sont venus réclamer la tête de Tol’chuk en menaçant de nous déclarer la guerre si nous ne la leur apportions pas. (Le chef de tribu baissa les yeux.) Je leur ai donné ma parole que ce serait fait.
Magnam empoigna sa hache.
— Je voudrais bien te voir essayer !
Tol’chuk leva un bras pour calmer le n’ain.
— Et maintenant, Hun’shwa ?
L’og’re massif releva les yeux.
— Il y a quelque chose d’anormal chez les Ku’ukla. Après avoir ravalé ma colère au sujet de la mort de mon fils, je l’ai senti sur leur peau. Ils mentent aussi facilement que coulent les torrents. (Il pivota vers l’entrée de la caverne.) Que je leur apporte ta tête ou pas, il y aura la guerre. Les Ku’ukla aspirant à régner sur les six tribus. La mort de Drag’nock les ralliera. Mais…
Il plissa les yeux.
— Mais quoi ? demanda Tol’chuk.
Hun’shwa se tourna vers lui.
— Quelque chose d’autre m’a paru bizarre. Cray’nock, celui qui est venu tout à l’heure… le dernier frère de Drag’nock. Il a dit que c’était leur nouveau chef qui réclamait ta tête.
La méfiance durcit le regard de Tol’chuk.
— Le dernier frère de Drag’nock ?
— Qu’est ce que ça signifie ? s’enquit Jaston.
— Cray’nock aurait dû succéder à son frère, expliqua Tol’chuk. C’est ainsi que les choses fonctionnent chez les og’res.
Hun’shwa acquiesça.
— Pourtant, un autre chef est apparu. Alors, pourquoi n’est-il pas venu lui-même présenter ses exigences ? (Il secoua la tête.) Une odeur étrange s’accroche aux Ku’ukla.
— Et tu as le nez le plus fin de toute la tribu, se souvint Tol’chuk, qui visiblement ne mettait pas sa parole en doute.
— La menace des Ku’ukla… et un avertissement de Mama Freda concernant la sor’cière araignée, murmura Jaston.
— Les ténèbres se referment sur nous, chuchota Tol’chuk comme s’il répétait les paroles de quelqu’un d’autre.
— Alors, que faisons-nous ? interrogea Magnam, qui tenait toujours sa hache à la main.
Tol’chuk réfléchit longuement.
— Notre seul espoir, c’est de rallier les tribus pendant l’assemblée de ce soir, déclara-t-il enfin. Unis, les og’res constituent une force que peu d’adversaires oseraient défier. (Il reporta son attention sur Hun’shwa.) Pouvons-nous compter sur le soutien des Toktala ?
Le guerrier le fixa, puis hocha lentement la tête.
— Nous serons à vos côtés.
— Alors, prépare la tribu. Au coucher du soleil, nous nous mettrons en route pour le Crâne du Dragon.
Hun’shwa s’inclina à demi et s’en fut.
— Et nous ? s’enquit Magnam.
Tol’chuk détailla ses compagnons, une étrange lueur dans les yeux.
— Vous aussi, vous êtes ma famille et mon foyer. Ça fait de vous des og’res. Et quand je parlais d’unir les og’res, je voulais dire tous les og’res.
Jerrick était toujours agenouillé près du corps de la guérisseuse.
— Et Freda ? Qu’allons-nous faire d’elle ?
La voix de Tol’chuk se durcit.
— Elle a donné sa vie pour nous prévenir. Elle sera honorée… et vengée. Je le jure sur notre nouvelle famille.
Et il tendit une main griffue vers les autres.
Magnam fut le premier à s’avancer et à poser sa main sur celle de l’og’re. Fardale vint ensuite, stoïque, impassible, mais ses yeux brillèrent plus fort comme il imitait ses compagnons.
Jaston sentit un frémissement dans l’air, quelque chose de plus grand qu’eux tous. Il s’avança et, à son tour, posa sa main sur celles des autres.
Lentement, Jerrick se leva. Le capitaine el’phe rejoignit ses compagnons. Il tendit le bras et, avec un dernier coup d’œil vers sa bien-aimée, laissa sa paume toucher le dos de la main de Jaston.
À cet instant, quelque chose d’électrique passa entre eux, une étincelle crépitante qui ne devait rien à la magie el’phique.
— Unis, chuchota Tol’chuk.
Au loin, le tonnerre gronda, ponctuant ce simple mot.
— Une tempête approche, marmonna Magnam.
Nul ne le contredit.